Approche esthétique de la formation
et de l’éducation
Patricia Vallet
Formatrice à l’IRTS de Montpellier
1011 rue du Pont de Lavérune, 34077 Montpellier Cedex 3
E-Mail : bouloumagalma2@yahoo.fr
RÉSUMÉ. Dans le contexte actuel des formations en éducation, très centrées sur les référentiels de compétences et la recherche d’efficacité, peut-on ouvrir une autre perspective à partir du paradigme esthète proposé par N. Heinich ? Parce que les fondements des pratiques éducatives touchent aux sujets, il est nécessaire en formation de remettre à la question les idéaux et les représentations. C’est une poétique de la perturbation que je propose, un art du bouleversement qui fissure les discours préconstruits et donne à voir ces professions autrement…
MOTS CLÉS : paradigme esthète, formation des travailleurs sociaux, intelligibilité et sensibilité.
Le contexte actuel de la formation des professionnels de l’éducation : Logique des compétences, pensée opératoire et déni de l’énigme.
Dans le cadre des formations initiales concernant les éducateurs et les enseignants, nous nous trouvons1 dans l’obligation d’une référence forte à la logique de la compétence, et nous devons nous référer à des référentiels métier qui déterminent un référentiel d’activités décrivant les fonctions des professionnels, et à un référentiel de compétences qui fonde le dispositif de formation en fonction de toute une liste de compétences à acquérir…
La notion de compétence traduit tout un système de valeurs que nous allons essayer d’analyser ici.
En filigrane de cette nouvelle conception de la formation peut s’entendre une certaine forme de conditionnement des comportements en vue de leur efficacité et l’idée d’une transmission claire d’un savoir-faire savamment circonscrit autour de certaines activités ; le futur professionnel sera parfaitement centré sur la participation à l’action, le concret, le besoin de « faire », de trouver de manière opératoire à résoudre les problèmes à l’aide de méthodes et techniques… chaque problème pouvant être affronté, géré et résolu grâce aux « compétences acquises » dans un idéal de transparence et d’efficacité.
Cette réification du processus de formation s’appuie sur l’idée d’un futur professionnel cohérent et consistant, qui va accumuler progressivement les moyens d’un pouvoir sur soi, d’un pouvoir agir.
Cette perspective utilitariste cherche au fond à réduire la part d’incertitude inhérente à nos fonctions complexes, en définissant a priori les activités et les compétences qui font le « bon professionnel », et en rapprochant ainsi logique de formation et logique de production…
Ce modèle a sans doute son intérêt pour éclairer des formations techniques dans le monde de la production industrielle, mais il ne me paraît pas le plus opportun dans le champ des formations relationnelles qui nous concernent…
En effet, la réalité de nos métiers est toujours plus complexe que les modèles, et ne peut être ainsi totalement préconstruite ; Il s’agit au fond d’un certain travail de l’ombre, il est discret, parfois non visible, non repérable en termes concrets, il entre de ce fait difficilement dans les référentiels de compétences si ceux-ci se centrent sur les activités visibles des professionnels…
Et la formation initiale n’est pas une somme de savoir-faire à acquérir mais une transformation de l’être d’un sujet et un devenir. L’apprentissage et l’acquisition de compétences sont utiles mais non suffisants, et la formation résulte d’un processus plus que d’un dispositif, occulté par ce type de représentation schématique et ordonnée…
Quelle conception du sujet en formation ?
La transformation identitaire mise en jeu pour chaque étudiant, dans son rapport à l’Institution, son rapport au pouvoir et à l’autorité, son rapport au savoir, son rapport à l’autre, son rapport à l’aide, à l’apprentissage etc. est absente de cette perspective Au fond, c’est la dimension subjective inhérente à la formation qui risque d’être occultée par ce modèle de rationalité…
Ce qui m’inquiète dans cette évolution, c’est que les publics que vont rencontrer les futurs professionnels sont de plus en plus en souffrance, en question, en difficulté à plusieurs niveaux ; et il faudrait qu’ils soient accompagnés par des éducateurs qui soient sensibles, à l’écoute, qui aient traversé ces dimensions de la complexité et de l’énigme dans la rencontre, pour les affronter sans péril…
Or une formation « tout en plein », qui les remplit de savoirs et de savoir-faire, risque de les laisser bien démunis face aux situations d’incertitude, bien embarrassés pour s’engager dans la rencontre intersubjective.
Ainsi, pour moi la formation doit rester un processus qui vise la construction autant que la déconstruction des savoirs acquis, pour un ajustement réfléchi et créatif des futurs professionnels aux situations ardues, complexes qu’ils vont rencontrer. Cette perspective s’inscrit dans une certaine conception clinique de la formation et de l’éducation qui n’est pas nouvelle… Mais E. Enriquez souligne2 les trois pans majeurs de la logique managériale avec laquelle nous devons actuellement composer : Premièrement « Vous êtes dépassés ! » Deuxièmement « Vous résistez au changement ! » Troisièmement « Soyez réalistes ! »
Or le monde n’existe pas en dehors des représentations que l’on en a, la réalité est une construction psychique et sociale et l’idéologie n’est pas absente des repères théoriques que l’on privilégie. Le point de vue que l’on choisit ne doit pas occulter tous les autres ou bien c’est le risque d’une fermeture dogmatique qui va vers la croyance plus que vers le savoir, vers les certitudes plus que vers le questionnement.
Devereux disait en son temps combien il importe que le chercheur s’interroge sur lui-même avant même de se pencher sur son objet de recherche. Et personnellement je voudrais faire place ici à la clinique et à l’esthétique ; mon projet est situé du côté de la phénoménologie (phénoménologie des mouvements psychiques à l’oeuvre chez le sujet se formant à partir de mes observations quotidiennes des personnes en formation), de la philosophie et de la psychanalyse ; une problématique humaine complexe et une recherche de créativité sont inscrites au coeur de ce projet. Le volet éthique s’ouvre du côté de la déconstruction (qui n’est pas la destruction) et du déplacement, moins préoccupé par les contenus de formation que par les dynamiques psychiques traversant les sujets en formation. Le volet esthétique cherche lui à articuler le sensible et l’intelligible dans le projet d’éduquer.3
En matière de formation et d’éducation, il n’y a pas d’objectivité, il n’y a que des points de vue partiaux, des interprétations. Multiplions les angles de vue, les pas de côté, les contrechamps, les hors champs pour mieux voir !
Pour une autre conception de la formation et de l’éducation
A l’heure des référentiels de compét (tition ?) qui envahissent toutes les formations au nom d’une meilleure rentabilité, d’un principe de « réalisme », pourrions-nous donc requestionner le sens de la formation à l’aune d’autres valeurs ? Si nous cherchions à former des auteurs capables d’inventivité, de créativité dans la rencontre ?
La proximité affective que j’entretiens avec cet objet de recherche ne risque t-il pas de perturber la rigueur scientifique attendue ici ? Mais n’est-il pas admis aussi que l’objectivité n’est qu’un fantasme scientifique dont il faut se débarrasser, sans pour autant renoncer à la logique de l’argumentation et de la preuve ? Rompant avec la scientificité froide et standardisée, nous oserons ici donner toute leur valeur à la pratique et à l’expérience pour favoriser la « pensée interprétative » et faire surgir une connaissance novatrice à partir de cette harmonie recherchée entre subjectivité et objectivité…
Le paradigme esthète4
« Lorsqu’on ne réduit pas l’esthétique à la doctrine du Beau mais qu’on la décrit comme la doctrine traitant des qualités de notre façon de sentir (…)
L’inquiétant est un de ces domaines. »5
Et si on voyait cette problématique autrement ? Du côté de l’esthétique ? De la poétique ? De l’art de la formation… Ces points de vue pourraient-ils interroger autrement notre horizon épistémologique ?
Les passeurs de ces curieuses contrées (de l’art contemporain notamment) ouvrent une autre pensée possible, qui ne vise pas la perfection, la normativité, le formalisme et l’efficacité à tout prix, mais laisse la place au mouvement, à l’imprévisible, au non visible, à l’inconnu, à la rencontre, à l’invention, à la créativité, et cela peut nous intéresser parce que nous savons bien que les sciences de l’éducation penchent vers les arts de l’éducation.
Et comme dit Nathalie Heinich la connaissance de l’art incite à opérer des déplacements qui affectent l’exercice de la pensée. Mon hypothèse dans ce travail est donc que « le paradigme esthète » ouvre des perspectives neuves pour penser sur des territoires qui peuvent être plus vastes que ceux de la seule production artistique, et qu’il pourrait permettre de travailler les représentations courantes que nous nous faisons sur la formation et l’éducation. Se déplacer sur ce territoire peut ouvrir nos cadres de pensée et promouvoir un autre regard et d’autres perspectives pour fonder notre travail.
Pourquoi une esthétique de l’éducation et de la formation ?
Parce que les valeurs, les fondements de l’acte poétique ou de l’acte chorégraphique6, photographique, pictural etc. sont souvent proches de l’essence de ce que je cherche à transmettre en formation, de nos fonctions d’accompagnement et d’éducation.
A quel endroit ? À quelle enseigne ?
Si l’esthétique concerne l’étude des effets d’un texte ou d’une oeuvre sur un public, et la poétique (du grec poïein, faire) l’étude de la fabrication de l’oeuvre, du côté du producteur ; on pourrait dire que « l’oeuvre de formation »7 et l’éducation peuvent être approchées sur ces deux versants. Il s’agira ici à la fois de repérer les principes, les origines et les modèles épistémologiques « à l’œuvre » même si la dimension esthétique se trouve ici détachée de la production d’oeuvre repérable en tant que telle. Et aussi d’utiliser la relance poétique pour approcher le processus de formation comme poétique de la perturbation : révélation de sens nouveaux et provocation à l’implication subjective.
Autrement dit, l’esthétique est conçue ici, non pas à partir de la doctrine du Beau, mais comme pensée des expériences émotives et sensibles ; c’est aussi « l’attention esthétique »8 comme attention aspectuelle orientée qui nous intéresse, et la poétique n’est pas entendue comme au temps d’Aristote comme un recueil de règles ou de préceptes mais comme le champ où le sentir domine ; son objet est à la fois du côté de l’agir, du savoir et de l’affect, et je cherche à montrer ce qui peut toucher le sujet en formation dans son processus d’élaboration, entre le sentir et le faire.
1. De l’évidement nécessaire
La formation se représente souvent dans une certaine confusion avec l’enseignement, comme un apprentissage de savoirs, éventuellement de savoir-faire et de savoir-être. On est là dans une perspective d’acquisition, d’accumulation : « toujours plus » !
Pourrait-on envisager un autre mouvement, tout aussi essentiel en formation, qui irait vers un peu plus de moins !
C’est-à-dire un mouvement de dégagement, de déprise, où l’on travaille le déjà-là, le convenu, le déjà pensé pour aller vers autre chose. Il s’agit de défaire certaines idées, représentations, conceptions figées pour les ouvrir vers des rivages plus incertains, où les certitudes s’ébranlent, les savoirs se relativisent, les convictions s’articulent avec des questionnements et des doutes, et tout le bagage conceptuel et méthodologique ne viendrait qu’au service d’une rencontre qui se présente avant tout à partir d’un point de vide, d’ouverture à l’autre qui lui laisse grande place, champ libre…
Comme dans la danse où il s’agit d’ouvrir des perspectives neuves à partir d’un travail de dégagement des clichés (« Crève ta peau brillante ! » dit Ingeborg, « enlève-moi l’emballage ! » « tu t’enroules dans tes habitudes comme dans un fil d’araignée » « ça ne va pas ton jeu, on n’y croit pas » « il faut te mouiller un peu plus »), essayons de creuser un peu les habitudes ; partons vers ce point de vide qui nous constitue, et qui nous lance vers l’inconnu du geste artistique ou du geste vers l’autre pour ce qui concerne nos fonctions d’accompagnement.
Commençons donc par cet impératif travail de déprise pour aller à ce point d’évidement nécessaire, indispensable pour que quelque chose se passe vraiment dans la rencontre, que la possibilité advienne. Cultivons ce point d’inauguration qui s’ouvre au monde de la vacuité, avec lequel nous avons à travailler et qui est finalement notre point d’appui.
Partons de la nécessité d’un laisser faire, plus que d’un faire, d’un lâcher prise plus que d’une prise, d’un choir, d’un mouvement de chute plus que d’un contrôle.
Tout commence par ce travail de déprise, de dépossession, vers le rien, pour faire du vide en soi et pour que quelque chose advienne.
C’est la Gelassenheit « une expérience humaine fondamentale qui enseigne à trouver son sol dans l’absence de sol, à prendre appui dans le défaut de tout appui, à ressaisir son être à la pointe de son annihilation. »9
Cela suppose pour l’être en formation, de se laisser faire par le travail de la formation, au lieu de vouloir « faire une formation », et d’en découdre avec certains idéaux. En effet, Un des fondements du travail de la formation consiste à creuser les idéaux du sujet pour qu’il comprenne quelque chose de ses motivations profondes à l’exercice de la profession, et puisse faire le deuil de sa toute puissance sans s’effondrer ; l’introspection accompagnée peut lui permettre d’élaborer sa position et vise l’intégration « harmonieuse » de ses démons intérieurs, de son « public intérieur », si l’on admet l’idée qu’au fondement des choix professionnels de l’enseignement et de l’éducation existe toujours « une double composante de son identité professionnelle, à la fois réparatrice et sadique. »10
Comme je l’ai appris dans le monde de l’art contemporain, je le pratique en formation : il s’agit d’un travail patient, discret, sourd, mais essentiel, de limage, de dégrossissage, de polissage des idéaux ; comme le sculpteur, je travaille à enlever, je contribue à dégager les scories, à défaire les gangues des habitus, des leurres, des représentations hâtives de l’idéal du « bon » professionnel.
2. Faire grande place à l’insaisissable et à l’altérité
La demande des personnes qui entrent en formation, et aussi bien souvent des futurs employeurs, est une demande de contenus fiables, de savoirs et de points de repères qui feraient socle de connaissances à acquérir, compétences indispensables, base d’une identité professionnelle reconnue comme valable ! Elles demandent « comment faire pour bien faire, comment faire face aux jeunes violents, suicidaires, délirants, comment faire face à l’inceste, comment prévenir la maltraitance, etc. »
Cette demande doit être écoutée, prise en compte, entendue, mais il ne faudrait pas y répondre trop vite en terme de recettes et de solutions… Plutôt travailler cette demande dans le sens d’un déraillement, d’une dérive… identifier l’angoisse, l’accueillir bien sûr, mais ensuite proposer d’autres formes et directions ; c’est une élaboration en commun, créatrice de sens nouveaux, inédits.
Et de même que l’artiste s’ouvre en permanence à la confrontation avec l’inconnu, se tient toujours sur le qui-vive, hors de ses gonds pour ne pas s’user, nos formations provoquent les êtres en formation à sortir de leurs schémas de pensée les plus spontanés ; c’est la même position de veilleur, prêt à s’engager contre le sommeil des habitudes, contre les modes, les poncifs, les discours surfaits.
C’est une poétique de la perturbation que je propose, un art du bouleversement qui fissure les discours préconstruits, rompt avec l’idéologie d’une vérité statique ; mais c’est une menace sur la stabilité du sentiment d’identité qu’il faut prendre en compte et accompagner, lorsque le Moi se trouve confronté à un changement radical dans l’économie psychique du sujet. Cette métamorphose du réel que nous lui proposons (imposons ?!) l’amène sur des terres meubles et périlleuses, là où il n’a pas forcément envie d’aller explorer…
Et c’est ce que nous transmettent aussi certains poètes qui ont tenté de se rapprocher de ce point d’indicible et d’impossible ; « il faut retourner à l’inexplicable » écrivait Kafka11. Agir et faire poétiquement n’est possible qu’à celui qui s’est dépouillé de certaines illusions, qui a traversé son idéal de départ pour venir plus près, tout près de la réalité : certaines choses resteront sans explication, arrêtons de vouloir tout rationaliser et expliquer, et si ces mots nous parlent c’est que nous pouvons transposer cette part d’inexplicable pour nos fonctions d’accompagnement, l’être humain porte en lui cette part d’énigme et d’altérité qui en même temps nous dérange et nous porte plus loin, et c’est en défaisant l’idée de lui venir en aide à tout prix en cherchant à le comprendre que nous avançons ensemble vers un inconnu plus prometteur.
3. Essais, erreurs et errances
ou bien « préférer la ténuité à la plénitude »12
Comme nous l’avons vu, le paradigme esthète prend le contrepied des postures habituelles, c’est un effort permanent pour lutter contre la conformité, les stéréotypes et les dogmes du moment ; ce travail est aussi le nôtre, si l’on considère que notre projet est d’accompagner l’étudiant vers la construction de son propre modèle professionnel et non de lui imposer le carcan de certaines techniques « prêtes à poser » ; pour autant, il s’agit aussi de l’initier à une certaine culture professionnelle, à certaines valeurs, à un certain langage du milieu, et c’est l’aporie fondatrice de notre place qui à la fois s’inscrit dans un certain projet normalisateur et émancipateur.
Notre travail, dit Hameline, est celui « d’un terreux et d’un funambule »13 c’est-à-dire qu’il ne craint pas l’action, se situe au ras du sol de la réalité, et en même temps il est sur un fil environné de périls multiples : Péril de son désir d’emprise sur l’autre, péril de la normalisation de l’autre, péril de se laisser entraîner par le transfert massif dont il peut faire l’objet, péril de sombrer dans les méthodes et techniques pour se rassurer sur son « faire », péril du recours desespéré aux savoirs quand on se sent trop démuni.
« Ça n’est jamais ça et il vaut mieux le savoir »14 dit encore Hameline.
C’est un travail sur le fil du rasoir car le ratage est permanent, on n’est assuré de rien.
Mireille Cifali nous le rappelle à sa manière aussi : « Au fond, si la fin est toujours incertaine, le succès insuffisant est en revanche prévisible dès le départ ; la déception et l’impuissance sont au commencement. »15
Nous avançons dans le brouillard et le tatonnement permanent et cette position est inconfortable voire épuisante ! Pourvu que les poètes nous accompagnent…
C’est un appel vers l’essai, le mouvement mesuré (moins de gestes pour plus de mouvement, dit Ingeborg ! Moins de gestes agités et déplacés qui font beaucoup de bruit, pour plus de qualité dans la recherche du mouvement juste et pesé), la modestie courageuse ; puis l’infime, le ténu ; la tentative mais sans attente d’un résultat défini, une attente qui se suffirait presque (!) à elle-même, portée seulement par l’advenir d’un peut-être et le possible incertain.
4. Articuler intelligibilité et sensibilité
Ce qui me porte aussi vers l’esthétique, c’est l’importance dans nos métiers d’aiguiser nos sens ; l’attention esthétique, c’est cette présence, cette acuité sensible, cette « activité perceptive intense et rigoureuse » dont parle G. Genette.16
La finesse d’observation, la qualité d’une écoute sensible attentive aux dessous du discours, la possibilité de ressentir d’infimes mouvements changeants dans les groupes, la reconnaissance des affects qui nous traversent, l’accueil de l’embarras et la possibilité d’être touché par lui, tout cela me paraît devoir être affiné dans la formation des futurs éducateurs et de tous ceux qui travaillent avec d’autres, inscrits dans une relation.
Par ailleurs, on sait que l’esthétique est ce qui nous porte vers le beau mais aussi vers l’ignoble, l’inquiétant, le terrifiant, l’immoral, l’immonde, etc.
Et dans nos métiers les futurs éducateurs vont rencontrer de rudes épreuves : agressions, séparations, ruptures répétitives et violentes des liens, destruction des sentiments, désillusions, morcellement, effritement de la cohésion du Moi17. La formation doit donc travailler leur sensibilité et assouplir leur personnalité professionnelle promise à d’importantes effractions. L’analyse des pratiques en formation parait « propice à former des personnes vivantes et des professionnels conscients, qui ne soient pas trop attachés à leur ego, mais le connaissent suffisamment pour en faire un outil de travail et d’échange. »18
5. Le travail de la langue : « de la parlerie à l’ouvroir »19
C’est enfin l’idée que le langage conceptuel, formel et scientifique des Sciences Humaines ne suffit pas à parler de nos fonctions, et qu’il en faudrait un qui soit plus près de cet acte infime, impalpable souvent, qui s’inscrit dans la rencontre avec un autre ; il y a un au delà qui ne peut être toujours décrit mais aussi envisagé, parlé de biais sans doute, par métaphores, digressions, etc.
« De la parlerie à l’ouvroir » c’est dire que nous sommes des ouvriers de la parole, que nous devons ouvrir le dialogue au delà du discours convenu, travailler à besogner la parole tout en sachant que le langage est fragile, que l’échange est incertain, que notre travail laborieux eux n’y suffira jamais. A chacun de ciseler son style…
En conclusion, il me semble que nous pourrions dessiner comme une valse à trois temps les étapes du processus de formation et de l’accompagnement :
Au premier temps, l’invitation au voyage, ouvre la relation formative, comme disait Jean Genêt : « il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner »20. La personne qui entre en formation s’exprime le plus souvent à partir d’un projet professionnel axé sur le désir de comprendre et surtout d’apprendre, une volonté de savoir et une image bien construte de ses besoins de connaissanceset de compétences ; nous allons donc être amenés à jouer les « empêcheurs d’idéaliser en rond », déplacer ses représentations pour lui permettre de se confronter à ses failles, à ses défaillances et à sortir de cette quête de rationalité explicative. C’est le temps du désenchantement !
Ce travail de déconstruction ne se fait pas sans souffance, et il doit être accompagné avec délicatesse ; nous offrons là un espace-temps comme promesse d’accueil, de veille et de présence, pour permettre au sujet en formation de supporter l’ébranlement de ses assises narcissiques ; et d’endurer ce voyage vers l’inconnu. Réflexions, débats et pensées partagées travaillent l’opacité pour faire surgir quelques lumières… C’est le temps de l’accompagnement.
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